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Quand, il y a quelque temps, l’une de mes lectrices m’a fait découvrir le travail d’Amélia Desnoyers, mon coeur a fait boum, et c’est peu dire que les projets de cette diplomée des Beaux-arts de Paris et de la prestigieuse Design Academy of EIndhoven, également titulaire d’un CAP de patisserie, m’ont parlé. Du sucre travaillé comme du verre, de la vaisselle teintée au bullpack, une bonde de douche géante et surtout, surtout, une épatante machine à pétrir et à méditer…

amelia desnoyers design

Ton créneau, c’est en grande partie le food design, mais qu’est ce qui est né en premier, la passion pour la cuisine ou le design?

J’ai toujours été inspirée par l’univers de la consommation et du culinaire. Aux Beaux-arts je travaillais déjà la matière comestible dans mes sculptures, et puis vers la fin de mes études j’ai pris des cours de pâtisserie qui m’ont amené à passer un CAP de pâtisserie. Je voyais et vois toujours la cuisine comme une technique, une chimie qui me sert à développer mes projets. Je ne côtoie le monde du design que depuis quelques années, et je pratique le food design par la force des choses. Je ne me spécifie pas comme food designer pour autant. Je développe d’autres projets qui n’appartiennent pas à l’univers de la cuisine et qui me passionnent aussi beaucoup.

amelia desnoyers design

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On voit à ta formation que tu as souhaité aborder les deux sujets de front. En quoi cette double formation influence-t-elle ton travail? La cuisine est-elle un simple matériaux auquel appliquer tes idées, ou est-elle à la source même de ton travail de réflexion?

Je crois que c’est plutôt mes aspirations qui m’ont amené à faire ces formations, j’aime flirter avec les limites des choses et c’est ce que ces différents domaines me permettent de faire. L’art m’a permis d’élaborer un univers et de penser l’espace  pour créer une expérience tridimensionnelle. Le design contextualise mes projets et établit une relation directe avec l’utilisateur, quand à la cuisine dans la plupart de mes travaux elle est matériaux auquel j’applique mes idées mais aussi un point de départ comme pour Shaping Sugar, les verres en sucre que j’ai présentés à la Paris Design week en 2013.

Marije Vogelzang vitraTu as également collaboré avec Marije Vogelzang, la papesse du food design! Que t’a apporté cette expérience? Travailler aux cotés de quelqu’un qui a tant de talent et d’expérience, ça doit être tellement inspirant!

C’est vrai que travailler aux cotés de Marije Vogelzang m’a permis d’explorer le monde du food design sous un autre angle. Marije se définis d’ailleurs comme une “eating designer”, un rôle que j’ai compris au fur et a mesure des projets que j’ai abordé avec elle. Elle m’a confié sa cuisine au quotidien pour élaborer notamment le projet « Bastard bread » que nous avons présenté a la Vitra summer party en 2012. Cela m’a permis de m’imprégner de son univers et de sa méthode de travail. Son parcours et son histoire professionnelle m’a projeté sur mes propres attentes vis à vis de ce métier.

amélia desnoyers food design

Le projet Eat meAT explore, au delà de l’aliment lui-même, le champ de l’imaginaire et du symbole lié à l’alimentation. Tu nous expliques?

J’ai réalisé le projet eat meat pour une conférence sur la pénurie de la nourriture dans le monde présentée a l’ambassade des Pays-Bas a Paris. J’ai vécu trois ans aux Pays-Bas, années pendant lesquelles j’ai souffert de ne pas reconnaître les viandes que j’achetais au supermarché ; le procédé d’industrialisation ayant complètement aseptisé la relation entre le produit et son origine. J’ai donc voulu ironiquement représenter ce processus d’industrialisation de la viande par des symboles et en plaçant des petits biscuits en forme de cochons dans une boite à gâteau grise qui prenait la forme d’une usine. Le jour de la conférence, je voulais interpeller les différents acteurs de cette conférence (ingénieurs en agroalimentaire, politiciens, journalistes) en les mettant littéralement face à leurs habitudes de consommation.

amélia desnoyers design culinaire

Je suis particulièrement fan du projet L’alternative, qui repropose le pétrissage comme une alternative entre la main et le robot. J’aime cette idée de voir dans nos mains des outils, des mécanismes combinant différentes fonctions. Un peu comme dans cet autre projet, Hand as a tool, où la main devient une pièce, un rouage mécanisé. Tu as conscience de la portée poétique de ces objets?

Ces deux travaux sont les prémices de la thèse «Performing appliances, questionning affordances» que j’ai rédigé et présenté a la DDW en 2011. Je voulais au travers de ces objets montrer l’aspect paralysant que certaines nouvelles technologies induisent chez l’utilisateur. Une paralyse physique mais aussi psychologique car malgré l’indéniable bénéfice des nouvelles machines inventées, nous nous éloignons d’une interaction physique  au profit d’une interaction visuelle. Nos mains produisent, s’expriment et sont aussi les outils qui reproduisent mécaniquement un savoir-faire. La portée poétique de ses objets se situe dans l’interprétation du mouvement associé au collage main/machine.

design amélia desnoyers

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J’aime bien aussi cette idée de « lutte » contre la modernisation de nos cuisines. En grande adepte du pain maison, j’aime l’idée de la manualité et je suis plutôt réfractaires aux robots, aux machines qui au final vous font perdre l’espace tactile du procédé, et vous éloigne de l’idée que je me fais de la cuisine… Je suis à coté ou c’est un peu ça aussi?

C’est effectivement ça. Parfois, faire à la main prend autant de temps que la machine mais surtout on éprouve une sensation de contrôle qui se traduit par la satisfaction d’un accomplissement autonome. Richard Sennett explique dans son livre «The Craftsman» que c’est en faisant soi-même que l’on comprend les choses. J’adhère à cette idée et je l’applique quotidiennement dans la mesure du possible.

Mais revenons à notre pâte… J’ai employé ce mot « lutte » dans ma question précédente, c’est un peu fort sans doute. Mais aussi, pourquoi avoir choisi comme acteur du pétrissage des poings fermés? Je sur-interprète peut-être un peu, mais il y a d’autres gestes pour pétrir, pourquoi avoir choisi précisément celui-ci? (contraintes de moulage, portée symbolique?)

Je laisse souvent la libre interprétation de mon travail nourrir le travail justement. Le fait que vous ayez associé le mot lutte au geste que j’ai choisi pour le pétrissage est juste. J’aime la dualité des choses et d’autant plus lorsqu’elles induisent des sensations contraires et qui interrogent. On me parle souvent d’humour noir dans mon travail, je pense que l’humour est un outil qui séduit et qui fait ressurgir des émotions chez le spectateur ou l’utilisateur.

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Quels sont tes projets pour 2014? Des recherches, des collaborations, des « recettes » à tester?

Je suis en train de travailler sur un projet collaboratif avec d’autres designers culinaires internationaux sur le thème «Knowing Food » pour BIO50, la Biennale de Design de Ljubljana en Slovénie. Par ailleurs j’ai le projet de m’associer avec une amie pour développer l’aspect événementiel que le food design propose. Les consommateurs d’aujourd’hui veulent être séduit et l’expérience de la nourriture peut créer des sensations nouvelles dans des contextes qui ne s’y prêtent pas. Et enfin, une envie de travailler avec des outils technologiques justement en les associant à la matière organique, l’impression 3D par exemple.

Question subsidiaire: Seras-tu à Milan lors de la design week 2014? Y es-tu déjà venue? Quelques bonnes adresses à nous refiler, comme ça, entre deux projets?!

Je ne sais pas encore si j’y serais cette année mais je recommande d’aller voir la galerie Rossana Orlandi, Ventura Lambrate et le Palazzo Clerici!

Merci Amélia d’avoir bien voulu répondre à mes questions! J’espère avoir bientot l’occasion de te rencontrer, à Milan ou ailleurs, pour une belle et vraie poignée de main enfarinée!